Au creux d’une vaste prairie esseulée, une tour frappée par le sort réside depuis des siècles sur cette terre désertée. En son sein, une cloche qui autrefois servait aux villageois d’un ancien temps, mais qui à présent ne cesse de faire sonner son glas, de faire résonner son appel désespéré. Nul repos à son tintement ne fut perceptible par tous ceux qui croisèrent la vieille tour.
Sur ce bruit éternel, une étrange légende qui a traversé les âges réside au sein des consciences mystifiées qui y passent encore. L’histoire, relatée par les plus anciennes langues, raconte qu’il y a très longtemps, une dame, bien extravagante, logeait seule dans une vieille tour. Depuis son petit âge, tous la connaissaient au village pour cette immense bouche dessinée sur son visage et dont elle a toujours fait usage avec précaution. Les autres enfants, généralement peu soucieux de leurs vices, ne cessaient de la railler et de ridiculiser l’apparence grossière de ses lèvres proéminentes. Lorsque de temps en temps, elle osait formuler quelque parole, laissant échapper le son de sa voix, une tonalité assourdissante, aiguë et profonde, éveillait les esprits les plus impulsifs pendant qu’ils se ruaient à sa rencontre, la bombardant de petites pierres afin de taire l’éclat strident de sa langue qui claquait comme le battant d’une cloche. Étant l’objet d’une telle dérision, elle se réfugiait malheureuse dans son silence. Elle serrait la mâchoire sérieusement, de peur de perdre la face, et détalait furieusement lorsqu’on se permettait de l’accompagner à la maison et lui criait à distance : «La Bouche, la Bouche, t’es qu’une pauvre cloche!» La chasse prenait fin à l’extrémité du village où la petite s’enfonçait loin dans les champs, pour se reposer auprès d’une très vieille tour inhabitée, qui effrayait tous les enfants s’y aventurant par mégarde. Accroupie à ses pieds, dans l’herbe montante, elle s’enfermait entre ses genoux, maudissant cette terre de l’avoir accueilli dans un corps empoisonné. Tandis qu'elle se noyait dans son
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désespoir, sa mère la rejoignait au loin. La douceur de cette présence lui était certainement apaisante, mais elle n’était pas d’humeur à détendre ses pensées et reprit immédiatement son air renfrogné.
- À force de serrer les dents comme ça, tu ne pourras plus les ouvrir, dit sa mère de loin.
- Tant mieux, plus personne ne m’entendra parler.
Sa mère s’assied à ses côtés, sans dire quoi que ce soit, laissant passer un léger sourire sur ses lèvres. Le visage de l’enfant se crispa davantage, obstinée à préserver son sérieux et sa gravité.
- Mon enfant, rappelles-toi qu’ils agissent par ignorance, tu es seule à te connaître. Comment pourraient-ils savoir quoi que ce soit, ils n’ont aucune idée du véritable son de ta voix et ils prétendent pouvoir juger. La nature t'a créée de cette manière pour une raison, une raison que tu es seule à incarner. Ta mère est certainement vieille, mais elle est suffisamment sage pour te dire qu’il ne faut faire qu’un avec soi-même et, à l’intérieur, apaiser le conflit. Ils ont peur, car ta voix est forte et différente, les gens prétendent que ton sang même est obscur et que le Mal te possède, mais ce sont eux les véritables monstres, car ce sont eux-mêmes qui les créent.
- Je sais que je ne suis pas un monstre, je veux juste qu’il cesse de me jeter des pierres et je veux pouvoir m’exprimer sans avoir constamment peur de leur regard.
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Elle détourna les yeux vers le champ et l’observa un moment en silence. Elle hésitait à desserrer ses lèvres. L’air faisait voyager un doux murmure à leurs oreilles et, ensemble, elles contemplaient, dans la volupté du silence, l’astre grandiose s’éteindre dans le ciel flamboyant.
De longues années passèrent, mais sa voix ne s’adoucit point. Au contraire, le son n’en était que plus perçant et tous la considéraient comme la cible d’une grave condamnation divine, la traitant telle la pire des sorcières. Sa vieille mère faiblissait de jour en jour et malgré toute la protection qu’elle dévouait à sa fille, la maladie l’emporta quelques temps après, laissant son unique enfant seul face à l’hostilité du monde. Maintes fois, on voulût faire périr l’orpheline au bûcher et libérer le peuple de la charge démoniaque qui pesait sur le village. Sous le poids accablant des persécutions, elle décida de se retirer à l’écart et de s’enfoncer loin dans les terres, là où sa voix pourrait errer librement. Elle prit la fuite pendant la nuit afin que nul ne l’aperçoive et marcha jusqu’à la vieille tour, toujours fermement érigée au coeur de la prairie. En pleine nuit, elle pénétra l’antre obscure du bâtiment et s’éleva à son sommet, afin de jeter un regard sur le ciel immense, parsemé de ses étoiles brillantes. Pour la première fois, elle se permit de révéler sa voix la plus intime et, du haut de son logis, elle formulait de nouvelles paroles à longueur de journée. Les pensées ancrées en son sein depuis toutes ces années s’épanchaient désormais en un discours interminable; sa frustration d’antan fécondait continuellement ses mots d’aujourd’hui, à présent détachés de leurs vieilles chaînes. La solitude devint le véhicule de sa libre conscience. Seulement, nul public ne tendait l’oreille à sa performance quotidienne et le silence drastique de ses journées lui pesait douloureusement. Dès lors, elle emplissait la prairie de
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ses ondes perpétuelles, incapable de supporter l’impression de son absence, de son arrachement au monde. Toute sa substance se déversait en un flot intarissable par la faille profonde que la nature lui avait entaillé à la figure.
Jusqu’au terme de ses jours, la Bouche ne quitta jamais sa demeure, elle s’y enfermait pour avoir le plaisir de s’ouvrir à elle-même. Au moment de sa mort, on dit qu’elle fut frappée par la foudre et transformée en cloche battante, qui depuis n’a jamais cessé de résonner.
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