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 La xénopathie est une condition psychiatrique qui génère une perte de contrôle sur soi, l’impression qu’un tiers décide pour nous, pense pour nous, agit pour nous. Certaines modifications adviennent sans que l’individu n’en ait pleinement conscience, comme s’il était téléguidé et contrôlé à distance. Voilà la définition qu'en donne l'encyclopédie Quillet: «État morbide d'un sujet qui a l'impression qu'on agit sur lui à distance, ses différentes activités psychiques étant ressenties comme étrangères à sa propre personnalité.» (Quillet Suppl. 1971)

 Dans Le Horla, Maupassant dépeint ingénieusemenent cette perte de l’esprit, d'un être dont la conscience est dominée par une force invisible et extérieure, devenant incapable de saisir la véritable cause de ses affections, désormais guidé par des intentions qui ne sont pas les siennes. La moindre modification de notre système interne génère certes une anomalie, un biais, une quelconque faiblesse, qu'on ne comprend qu'à délai; de même, le protagoniste accuse auotmatiquement sa physiologie lorsque ses sens faillissent à sa claire conscience. Il sait seulement que des effets invisibles l'affectent intérieurement. Or, éventuellement, il se révélera incapable de contrer les modifications profondes qui s’opèrent à son insu. Il dit :

D’où viennent ces influences mystérieuses qui changent en découragement notre bonheur et notre confiance en détresse. On dirait que l’air, l’air invisible est plein d'inconnaissables Puissances, dont nous subissons les voisinages mystérieux. Je m’éveille plein de gaieté, avec des envies de chanter dans la gorge. - Pourquoi ? - Je descends le long de l’eau; et soudain, après une courte promenade, je rentre désolé, comme si quelque malheur m’attendait chez moi. - Pourquoi ? - Est-ce un frisson de froid qui, frôlant ma peau, a ébranlé mes nerfs et assombri mon âme ? Est-ce la forme des nuages, ou la couleur du jour, la couleur des choses, si variable, qui, passant par mes yeux, a troublé ma pensée ? Sait-on ? Tout ce qui nous entoure, tout ce que nous voyons sans le regarder, tout ce que nous frôlons sans le connaître, tout ce que nous touchons sans le palper, tout ce que nous rencontrons sans le distinguer, a sur nous, sur nos organes et, par eux, sur nos idées, sur notre coeur lui-même, des effets rapides, surprenants et inexplicables. (p.58)

 Cette réflexion sur l’invisible est la pierre angulaire du récit; l'incapacité de voir les choses, de les saisir avec clarté, provoque drastiquement son délire. Il perd graduellement contrôle de lui-même sous la pression d’une entité, d’une force, qu’il ne perçoit pas directement, tout en ayant conscience d’une distance profonde qui se creuse entre lui et des phénomènes qui se produisent pourtant si près. Une présence agit sur lui, mais il ne peut la voir, elle lui demeure insaisissable et, à mesure que les journées passent, le narrateur est exposé à de nombreuses inconsistances: une fleur se détachant d'elle-même dans le vide, comme si quelqu'un l'avait cueillie, la disparition mystérieuse de son verre de lait chaque nuit, le sentiment général qu'une présence étrangère rôde autour de lui et interfère dans sa vie. Malgré une analyse constante qu’il soutient dans son journal, les faits dépassent rapidement sa raison. A priori, il se permet de douter, il en accuse sa fatigue, une certaine maladie ou quelque faiblesse de l’esprit qui lui fait halluciner plus d’une anomalie. Mais, malgré sa volonté de clairvoyance et de contrôle, il revient inlassablement à la même idée: un être invisible s’agite autour de lui, pénètre sa demeure et gouverne ses affections. Telle une maladie tenace qui modifie profondément ses états internes. À la lecture, on distingue une transition nette entre le 13 et le 14 août, lorsqu'il se résigne entièrement à cette force impalpable:

13 août

Quand on est atteint par certaines maladies, tous les ressorts de l’être physique semblent brisés, toutes les énergies anéanties, tous les muscles relâchés, les os devenus mous comme la chair et la chair liquide comme de l’eau. J’éprouve cela dans mon être moral d’une façon étrange et désolante. Je n’ai plus aucune force, aucun courage, aucune domination sur moi, aucun pouvoir même de mettre en mouvement ma volonté. Je ne peux plus vouloir; mais quelqu’un veut pour moi; et j’obéis.

14 août

Je suis perdu ! Quelqu’un possède mon âme et la gouverne ! quelqu’un ordonne tous mes actes, tous mes mouvements, toutes mes pensées. Je ne suis plus rien en moi, rien qu’un spectateur esclave et terrifié de toutes les choses que j’accomplis. Je désire sortir. Je ne peux pas. Il ne veut pas; et je reste, éperdu, tremblant, dans le fauteuil où il me tient assis. Je désire seulement me lever, me soulever afin de me croire encore maître de moi. Je ne peux pas ! Je suis rivé à mon siège; et mon siège adhère au sol, de telle sorte qu’aucune force ne nous soulèverait. (p.89)

 Cette journée du 14 août est sans contredit le point culminant de sa folie, où le personnage se résigne entièrement à la force inconnue qui le domine. L’abdication semble totale lorsqu’il dit « afin de me faire croire encore maître de moi », en ce qu’il est bel et bien perdu, sa maîtrise ne pouvant être qu’une illusion. Quelques jours plus tard, il affirme l’avoir vue de ses propres yeux, cette chose vivante et invisible qui le tourmente. Un soir, assis à son bureau, faisant semblant de se concentrer à écrire, il guette les moindres mouvements qui risquent de troubler l’air ambiant et puis, soudain, il le sent tout près, le Horla ! Le protagoniste se redresse d’un bond et se retrouve face à la très grande armoire à glace dressée derrière sa chaise, mais une chose étrange se produit : dans le miroir, son reflet n'apparaît pas; pourtant, il est bien en face, mais c'est comme si un corps invisible se tenait entre lui et… lui ! Cet être « dont le corps imperceptible avait dévoré [son] reflet. » (p.103) Cette scène du miroir est superbement significative, lorsqu’une force invisible dressée entre lui et son reflet corrompt la vision qu’il a de lui-même. Une présence étrangère entrave le rapport direct avec son propre être. Cette force lui est insaisissable bien qu'elle commande ses moindres faits et gestes sans qu’il n’ait mot à dire. Le motif du Horla est une analogie à différentes choses. C’est un discours sur la conscience de soi, sur la maîtrise qu’un individu a de lui-même par rapport à diverses influences extérieures, mais ce récit parle également d’une conscience collective qui n’est pas maîtresse d’elle-même, d’un peuple qui opère des mouvements sans en discerner les raisons profondes et au service d'une volonté autre, déconnectée de sa véritable identité. Le 14 juillet, il écrit dans son journal :

Le peuple est un troupeau imbécile, tantôt stupidement patient et tantôt férocement révolté. On lui dit : « Amuse-toi. » Il s’amuse. On lui dit : « Va te battre avec le voisin. » Il va se battre. On lui dit : « Vote pour l’Empereur. » Il vote pour l’Empereur. Puis, on lui dit : « Vote pour la République. » Et il vote pour la République. (p.74)

 Le narrateur s'exprime ainsi le jour de l'indépendance nationale après s'être retrouvé dans les rues en fête et, malgré le plaisir contagieux, il en vint à la conclusion que le peuple agit toujours selon un agenda prédeterminé, s'amusant sur commande à une date fixée d'avance. Les gens répondent aveuglément à des pressions extérieures, à des directives qui ne viennent pas d'eux-mêmes, mais plutôt d’une influence, d’une autorité, qui surplombe leurs choix et leurs pensées. La conscience collective se révèle alors comme un simple réseau de consciences aliénées. Les communautés d’esprits se confondent avec l’Idée extérieure qui finit par déterminer leurs pensées et leurs actions. C’est ce qu’on appelle un hive mind, afin d’utiliser un terme totalement anachronique avec l’époque de Maupassant. C’est-à-dire que la pluralité des pensées individuelles sont subsumées à une pensée dominante qui régit et détermine leur comportement. Les esprits, en apparence singuliers, deviennent des extensions du noyau central et ne détiennent plus en eux-mêmes de libre-pensée, car ils sont exclusivement nourris à la source, levant constamment les yeux vers le modèle de référence du groupe.

 Le texte de Maupassant n’est pas le simple portrait d’un fou dégénéré et le récit d’une étrange fantaisie. C'est un récit de nous-mêmes, de nous tous victimes de maux invisibles, qui nous affectent par la pensée, par les émotions, par le temps, par les ondes, par le vent lui-même, par nos viscères, profondément intérieures, par la société omniprésente, par toute entité impercetible. Nous pouvons pallier nos faiblesses lorsqu'on en connaît la cause, mais si nous ne pouvons ni la voir ni la palper de quelque façon, nous perdons de vue les mouvements profonds de notre être et les raisons véritables qui nous agitent. La conscience se déploie en observant l'invisible, le non-dit, l'enfoui, l'abstrait, le fugace. Elle ne doit pas devenir l'esclave aveugle des faits subtils et se laisser dominer par la matière imperceptible de ce monde.



par FARAH LOUIZA - 2 mai 2020




BIBLIOGRAPHIE

Définition xénopathie, CNRTL [en ligne] https://www.cnrtl.fr/definition/x%C3%A9nopathie

De Maupassant, Guy (1996). Le horla. France: Larousse, 160 pages.


FARAH LOUIZA

louizamahdjoub@gmail.com

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